Morasse c. Nadeau-Dubois: Un outrage à la justice

by Léo Fugazza

Référence: Morasse c. Nadeau-Dubois: Un outrage à la justice, 2012 OPLF 1


Une version courte de ce texte a été publiée dans le Journal L’Obiter. Elle fait l’objet de son propre billet sur ce blog.
Je tiens également à remercier Alexandre GagnéJérémy Boulanger-Bonnelly et Michaël Lessard pour leurs corrections et commentaires.

Morasse c. Nadeau-Dubois: Un outrage à la justice

De la société de droit
Un des principes fondamentaux de notre système juridico-politique est celui de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Tout comme il a fallu séparer l’Église du Parlement, il a fallu séparer le Parlement de la Cour. C’est un principe qui va aujourd’hui de soi, mais qui a pourtant été durement gagné. On doit beaucoup au Act of Settlement de 17011 et aux différents actes d’indépendance de la magistrature du Canada et du Québec2, ainsi qu’à leurs autres consœurs philosophiques adoptées par les diverses législatures du monde démocratique moderne.

La lutte pour une magistrature indépendante et libre de toute pression politique a été longue. Encore aujourd’hui, des voix s’élèvent pour dénoncer certaines nominations partisanes. Il nous faut tout de même reconnaître que, dans la très grande majorité des cas, les influences externes sur notre système de justice ont été éliminées ou minimisées autant que possible.

La séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire prend son assise dans la société de droit, annoncée en Angleterre impériale par le Bill of Rights de 16893 et aujourd’hui consacrée au Canada par la Loi constitutionnelle de 19824 ainsi que par la Charte canadienne des droits et libertés5 qu’elle contient. Cette société est fondée sur la primauté du droit6 et reconnaît que:

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

a) liberté de conscience et de religion;
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d’association.

Ainsi, la société de droit sert principalement à encadrer la société de liberté, pour garantir les droits et libertés de tous. La société de droit en est donc plutôt une de justice. C’est ainsi, dans sa version large, dans une vision holistique, que le système juridico-politique de l’État de droit doit être compris.

Mais de temps à autre, il y a des cas qui viennent remettre en question tous ces principes pourtant fondamentaux. Ils nous amènent à nous questionner sur l’indépendance de notre magistrature par rapport à la sphère politique, sur les garanties que nous offre véritablement notre système de droit quant à nos droits et libertés et sur la société de droit comme société de justice.

Le cas de Jean-François Morasse contre Gabriel Nadeau-Dubois est un de ces cas.

Morasse c. Nadeau-Dubois, 2012 QCCS 5438
En apparence, il s’agit d’un cas presque banal. A obtient une injonction. B partage ses opinions politiques dans les médias. A dépose une requête en outrage au tribunal contre B. Rien de plus simple.

Non, en fait. Ce n’est en rien banal, et en aucun cas simple.

Dans une véritable société de droit, donc une société de justice, on ne poursuit pas quelqu’un parce qu’il entretient ou partage une idéologie. Le gouvernement ne poursuit pas Pierre-Joseph Proudhon. Le magistrat ne poursuit pas Henry David Thoreau. Jean-François Morasse ne poursuit pas Gabriel Nadeau-Dubois.

Dans une société de droit qui reconnait la liberté d’association et de réunion pacifique, le carré vert et le carré rouge débattent, ils se font une joute verbale dans l’arène politique de leur assemblée générale, ou de leur référendum, et ils acceptent la défaite comme étant légitime car née de la démocratie.
Dans une société de justice, le carré vert et le carré rouge ne demandent pas d’injonctions l’un contre l’autre.

Dans une société de droit qui reconnait la liberté de conscience, de pensée, d’opinion et d’expression, le carré vert et le carré rouge tentent de convaincre le public de la légitimité de leurs actions, tentent de rallier du support à leurs positions respectives, et ce, sans tenter d’entraver les efforts similaires de l’autre partie.
Dans une société de justice, le carré vert et le carré rouge ne poursuivent pas en outrage au tribunal l’adversaire pour avoir exprimé une opinion.

Ce jugement n’est pas une victoire de l’état de droit, comme certains aiment à se leurrer. Ce n’est pas la victoire de la justice contre «l’anarchie» et «la désobéissance civile»7. Ce jugement, c’est plutôt le produit malheureux d’une judiciarisation d’un processus politique.

Ce jugement, c’est l’augmentation du cynisme du public envers nos institutions de justice. C’est l’érosion de la confiance du public envers l’indépendance de la magistrature face au législatif. C’est le désaffranchissement d’une idéologie qui, pour reprendre les termes de Gabriel Nadeau-Dubois, est «tout à fait légitime».

L’affaire Morasse c. Nadeau-Dubois n’est pas compatible avec une vision holistique de la société de droit, telle qu’elle devrait être conçue.

Une vendetta Libérale, ou la théorie de la conspiration
N’empêche, l’affaire Morasse c. Nadeau-Dubois a tout de même été jugée. Une affaire politique a été judiciarisée avec l’obtention par Jean-François Morasse d’une injonction8, et ensuite par la poursuite pour outrage au tribunal qui nous intéresse.

Dans ce contexte, il est inévitable que des théories politiques tentent d’expliquer le jugement. Elles sont selon moi superflues dans la plupart des cas, le juge Denis Jacques ayant de manière assez précise expliqué ses biais politique dans le jugement lui-même. Les théories politiques externes n’aident donc en rien à établir une évaluation juste des motifs et des conclusions du juge, et ceux-ci doivent plutôt être pris dans leur ensemble comme étant cohérents en soi.

Je tiens à préciser que je ne crois pas que ce sont les affiliations politiques du juge Denis Jacques qui devraient nous pousser à questionner son jugement. Oui, c’est un doute légitime, mais il nous faut présumer de sa bonne foi. Je laisserai ces théories de la conspiration, du complot à d’autres. Il n’y a pas lieu d’aller aussi loin.

Tout d’abord, Denis Jacques est un juge de la Cour supérieure et n’est donc pas nommé par le gouvernement provincial, mais bien par le gouvernement fédéral. Une citation d’André Noël, correcte mais trop souvent décontextualisée, doit aussi être précisée: «Nommé à la Cour supérieure en 2004, Denis Jacques était pressenti pour être candidat libéral dans Québec aux élections de 2004. Il était alors conseiller juridique pour les libéraux de cette circonscription.»9 L’auteur fait ici référence aux Libéraux du Parti Libéral du Canada et non pas de celui du Québec (ce qui soulève toute une autre série de questions, mais sans rapport avec l’affaire qui nous préoccupe ici.) Enfin, il se peut que le juge Denis Jacques soit, comme il se peut qu’il ne soit pas, le Denis Jacques qui est un généreux donateur annuel du PLQ selon les archives des dons aux partis politiques du Directeur général des élections du Québec. Je présumerai que, qu’il le soit ou non, cela n’a pas eu d’impact appréciable sur son jugement. C’est pour le mieux.

Partons donc du principe que l’affiliation politique du juge Denis Jacques n’a pas eu d’influence sur son jugement. Il n’en reste pas moins que celui-ci erre en droit, sinon au moins dans son application du processus déductif et inductif propre à la logique.

1 + 1 = 3, ou la théorie de l’erreur
Ayant rejeté la théorie du complot libéral, il me faut adopter la théorie de l’erreur. Le juge Denis Jacques, dans son appréciation des faits, a commis une erreur flagrante et ses conclusions s’en trouvent faussées.

Il est bon de rappeler les questions en litige:

[51] Les questions en litige dans la présente affaire sont les suivantes :

1. Est-ce que monsieur Gabriel Nadeau-Dubois est directement visé par l’ordonnance rendue par le juge Émond?
2. Est-ce que monsieur Gabriel Nadeau-Dubois connaît l’ordonnance rendue en faveur de monsieur Morasse lorsqu’il fait publiquement sa déclaration sur les ondes du réseau RDI le 13 mai 2012?
3. Est-ce que, par sa déclaration, monsieur Gabriel Nadeau-Dubois incite à contrevenir à l’ordonnance rendue par le juge Émond et agit-il de manière à entraver le cours normal de l’administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité du Tribunal?
4. Est-ce que monsieur Gabriel Nadeau-Dubois avait alors l’intention de faire entrave au cours de la justice ou de porter atteinte à l’autorité des tribunaux?

Les deux premières questions, bien que fort intéressantes en soi, ne contribuent que peu à l’évaluation du développement logique des motifs du juge Jacques. Passons-les donc rapidement.

Je me range à sa conclusion négative10 quant à la première question, à savoir que c’est l’article 50 du Code de procédure civile et non pas l’article 761 de ce même Code qui doit être appliqué.

Je ne partage pas ses conclusions11 quant à la seconde question, du moins pas assez pour établir une preuve hors de tout doute raisonnable. Mais, n’étant pas du ressort de mon argument, je n’en traiterai pas en plus amples détails. Que Gabriel Nadeau-Dubois connaissait ou pas l’injonction obtenue par Jean-François Morasse, hors de tout doute raisonnable ou pas, n’affecte en rien ma critique du cheminement logique du juge. Ainsi, je laisserai d’autres auteurs et les procureurs travaillant sur l’appel de Gabriel Nadeau-Dubois critiquer cette portion du jugement, me contentant d’évaluer les troisième et quatrième questions.

Ainsi, comme le rappelle le juge, «le désaccord avec la Loi ou avec un ordre de la Cour ne permet pas d’y désobéir, ni d’inciter à le faire.»12 C’est une interprétation selon moi assez large, l’incitation à désobéir à un ordre de la Cour ne constituant pas intrinsèquement une atteinte à l’autorité ou à la dignité du tribunal tel que prévu à l’article 50 du Code de procédure civil, mais soit. Admettons que l’on puisse établir que toute incitation à désobéir constitue en soi une telle atteinte, pour les fins de l’évaluation qui nous préoccupe.

Il n’empêche que l’outrage peut effectivement entraîner une peine. Personne à ma connaissance ne remet ceci en question, y compris les adeptes de la désobéissance civile. Si outrage il y a réellement eu, il doit en effet être condamné. Or, il faudrait encore que la preuve démontre qu’il y a bien eu outrage et donc, en admettant l’interprétation du juge Denis Jacques, incitation à faire. Sinon, on ne saurait trouver Gabriel Nadeau-Dubois coupable d’outrage au tribunal sous l’article 50 du C.p.c.

Les questions trois et quatre doivent selon moi être prises en bloc, puisqu’une réponse négative à la première rend la seconde superflue. En effet, si ses propos ne constituent pas une incitation, et donc ne constituent pas une atteinte à l’autorité des tribunaux, on ne saurait évaluer son intention d’inciter. La Cour n’a pas à faire de procès d’intention si aucune infraction n’a été commise, puisqu’elle se doit de faire respecter les principes de la liberté de conscience, de pensée, d’opinion et d’expression enchâssés dans la Charte canadienne des droits et libertés. On ne saurait tolérer un procès purement politique.

Donc, «est-ce que, par sa déclaration, monsieur Gabriel Nadeau-Dubois incite à contrevenir à l’ordonnance rendue par le juge Émond et agit-il de manière à entraver le cours normal de l’administration de la justice ou à porter atteinte à l’autorité ou à la dignité du Tribunal»? Selon le juge Denis Jacques, oui.

Il y a selon lui incitation, puisque Gabriel Nadeau-Dubois… Incite à contrevenir à l’ordonnance rendue.13 Il se borne de plus à déclarer que considérer qu’une chose est légitime est rendre la dite chose légitime et constitue donc également une incitation.14

Si ça paraît être un raisonnement circulaire, c’est parce que c’en est un. On ne peut conclure en se basant sur sa conclusion. C’est un non-sens logique.

Alors que le point en litige porte justement sur les propos tenus par Gabriel Nadeau-Dubois, tels que rapportés au paragraphe 25 du jugement, le juge n’aborde tout simplement pas la question, pourtant fondamentale, des mots «on trouve» et «on croit». Toute l’affaire repose pourtant sur cette notion.

«Donc nous, on trouve ça tout à fait légitime là, que les gens prennent les moyens nécessaires pour faire respecter le vote de grève et si ça prend des lignes de piquetage, on croit que c’est un moyen tout à fait légitime de le faire.»15

Est-ce que ces propos constituent une incitation à contrevenir à l’ordonnance obtenue par Jean-François Morasse?

La réponse devrait être un «non» catégorique, préservant les libertés garanties à tous par la Charte canadienne des droits et libertés et rendant superflue la quatrième question en litige. Sans infraction, il ne saurait y avoir de mens rea. Sans incitation, il ne saurait y avoir infraction. Même si ses propos avaient été plus ambigus, ce qu’ils ne sont pas, le critère du doute raisonnable qui doit être appliqué dans les cas quasi-pénaux, comme l’outrage au tribunal, devrait tout de même nous faire errer du côté de la prudence et également répondre non.

Le juge Denis Jacques, quant à lui, n’y répond pas. On peut par contre inférer de son silence, à la lecture de l’ensemble du jugement, qu’il lui donne tacitement une réponse affirmative.

En cela, le juge Denis Jacques erre en logique, et probablement également en droit. On ne saurait assimiler une déclaration d’opinion et un appel à agir, encore moins lorsqu’il faut appliquer le critère du doute raisonnable.

Pas dans une véritable société de droit.

Ce texte, bien que traitant de questions légales, ne constitue en rien une opinion ou un avis juridique. Si vous avez besoin d’un tel avis ou opinion, veuillez consulter un(e) avocat(e).

P.-S.: Ce texte a été écrit avant que la peine de Gabriel Nadeau-Dubois n’ait été annoncée, ayant été mise en délibéré. Il s’expose à une peine de prison, des heures de travaux communautaires ou bien une amende.
Je tiens à souhaiter la meilleure des chances à Gabriel Nadeau-Dubois et ses procureurs dans leur appel de ce jugement. Si vous souhaiter y contribuer, vous pouvez consulter leur site appelatous.org.

EDIT: 2012/12/05 – Le jugement qui énonce la peine de Gabriel Nadeau-Dubois a été prononcé aujourd’hui. Il est condamné à «accomplir 120 heures de travaux communautaires, sous la supervision d’un agent de probation ou de toutes autres personnes à être désignées par celui-ci, à la satisfaction de ce dernier, et ce, dans un délai de 6 mois». Rappelons que l’audience de son appel se tiendra le 22 janvier 2013.


1. An Act for the further Limitation of the Crown and better securing the Rights and Liberties of the Subject, 12-13 Gul. III, c. 2, art. III (1701).

“That no Person who has an Office or Place of Profit under the King or recieves a Pention from the Crown shall be capable of serving as a Member of the House of Commons.”

2. Un Acte pour rendre les juges inhabiles à siéger dans la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada, 51 Geo. III, c. IV (1811).
Acte pour rendre indépendants de la Couronne, les Juges des Cours du Banc du Roi de la partie de cette Province, ci-devant le Bas-Canada, S.C., 7 Vict., c. 15 (1843).
Loi constitutionelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), art. 99.

6. Ainsi que la suprématie de Dieu, mais ce point est inappliqué sinon inapplicable de nos jours.

9. André Noël, «Nominations des juges – Des magistrates au passé libéral», La Presse (29 avril 2005).

11. Id, par. 91.

12. Id, par. 102.

13. Id, par. 94.

14. Id, par. 98.

15. Id, par. 25.